ITUANGO : l’eau est l’allégresse de la montagne

Libérer pour vivre libres et joyeux comme les rivières

Marcha de la Comida, Medellin, 27 de mayo,

Marcha de la Comida, Medellin, 27 mai 2019

Les yeux piquants, bien emmitouflés dans nos pulls, les baffles et les moteurs déjà en marche. Il est 4:30 du matin. Nous laissons derrière nous Bello Oriente, ses bananiers, ses luttes dignes, ses soupes communautaires aux mille couleurs : cette belle invasion de rébellion. C’est qu’une autre aventure nous attend : nous allons à Valdivia, un des villages installés sur les rives du fleuve Cauca, un des nombreux affectés par le barrage hydroélectrique de Hidroituango. « Nous allons là-bas pour nous unir à nos sœurs et frères qui résistent face à ce méga-projet destructeur de l’entreprise EPM (Entreprises Publiques de Medellin), ceux-là qui continuent de défendre la vie de tous les êtres vivants. On y va pour les accompagner, leur dire qu’on ne les oublie pas et qu’ils ne sont pas seuls. C’est un acte de solidarité et de lutte. », nous rappelait hier un libérateur.

Le vent et la fine pluie fraîche nous accompagnent et aident nos corps endormis à se réveiller petit à petit. Les chivas (bus-camions) roulent joyeusement, grimpant casiment jusqu’au páramo avant de redescendre de l’autre côté de la montagne, où nous rencontrons le torrent San Andrés qui devient notre guide. On se hisse sur le toit du bus pour mieux se fondre dans le paysage. Le torrent est couleur d’ambre, et court, rapide, entre les pierres ; il galope, brun, libre et rebelle. Antioquia est un territoire d’eau : les ruisseaux nous saluent à chaque virage, glissant au milieu de la forêt verte et dense. Plus haut, on distingue les cascades qui jaillissent, belles, si belles qu’on s’exclame d’admiration. « Regardez, il y a des Yarumos, et des Tambores et des Guanabanos… Les mêmes arbres que là-bas, dans le Nord du Cauca. On arrive en terre chaude ! » s’exclame un compagnon. Les yeux se régalent. On contemple. La Mère est abondante, d’une beauté infinie ; c’est un évidence, un coup de foudre. On en reste sans voix. Tout vibre.

Et plus bas, c’est la claque, le saut d’eau froide. Le torrent se transforme en une étendue de pierres où glisse difficilement un filet d’eau. Quelques instants plus tard, un contrôle militaire nous interdit le passage qui va vers le mur du barrage. Nous continuons alors par un autre chemin. Entre les branches épaisses des arbres, apparaissent d’étranges bâtiments d’un blanc brillant. « Zone sportive – EPM ». Nous pénétrons dans la forteresse EPM – havre de la modernité, zone de contrôle militaire.

Les bus freinent brutalement, face à une grande flaque qui fait disparaître la route. L’enthousiasme initial que provoque l’étendue d’eau artificielle ne tarde pas à se transformer en préoccupation générale… « Et maintenant, comment on va continuer ? ». Le compagnon de Rios Vivos qui nous a rejoint dans la matinée nous explique que l’eau a submergé la route de 300 mètres de profondeur et qu’à présent humains et automobiles doivent monter sur le Ferry pour traverser. En attendant le prochain ferry, les travailleurs d’EPM nous offrent des petites poches d’eau. « Il volent un fleuve et t’offrent des sacs d’eau. Le propre du capitalisme. », ironise une libératrice. Ici aussi les soldats sont présents.

 

Sains et saufs, ça y est, on est de l’autre côté. Pendant qu’on attend de démarrer en direction du fameux mur qui nous permet d’arriver à Valdivia, le compagnon de Rios Vivos nous raconte un peu la lutte. Il nous raconte le moment, en 2011, où la police a débarqué armée et menaçante pour les déloger de leurs habitations. “Nous, on ne partira pas. Si vous allez faire des massacres, commencez avec nous.”, leur ont soutenu les militants. “Si vous ne vous en allez pas, c’est le fleuve qui vous délogera”. “On a résisté un temps, continue de raconter le compagnon de Rios Vivos, on a fait un bloquage de 60 jours sur le mur du barrage. La police nous surveillait toute la journée, interdisant aux pêcheurs et aux habitants de s’approcher de l’eau.”

Le fleuve Cauca était source de vie et de travail pour les gens d’ici. Pêcheurs, chercheurs d’or… ont perdu leur source de travail, mais aussi le centre de leur vie, de leurs loisirs, de leurs joies. A présent, ils ne peuvent même pas s’approcher de l’eau. Le compagnon nous parle de1600 familles affectées. Par peur, par manque de foi en la lutte, seulement 400 ont déposé plainte contre l’entreprise. Celles-ci continuent avec fermeté, faisant face aux signalements et aux menaces de la force publique. “De toutes façons, la mort nous attrape tous. Mieux vaut mourir avec la vérité, que mourir en silence.” Ils peuvent en tuer dix et des milliers naîtront, résonne la chanson, l’hymne du peuple Nasa. Et on sent alors une proximité; c’est la même rage de vie que celle avec laquelle on défend la Madre Tierra.

“Grâce à mon bon Dieu et aux montagnes, le fleuve aura raison de ce barrage”, affirme le compagnon. Le mur est construit sur une faille géologique. On sait bien que d’un moment à l’autre, il peut céder. Le fleuve retrouvera le chemin qu’il a tracé durant des millions et des millions d’années. Il courra de nouveau, libre et rebelle. On sait qu’il n’est pas pressé, mais qu’il a de la force. Et que la Terre Mère récupère toujours sa liberté.

Un peu plus loin, un autre obstacle se présente sur notre chemin: une grille métallique, et bien gardée par la sécurité privée de l’entreprise nous empêche de suivre la route qui passe par le mur du barrage. On commence à parler avec eux pour qu’ils nous laissent passer. C’est le début d’une attente longue, très longue.

Les arguments se succèdent, tous plus absurdes les uns que les autres.
Qu’on a pas de licence; que le mur ne résiste pas au poids des bus; que la route n’est pas habilitée pour le passage; qu’ils y a des enfants dans le groupe… De l’autre côté de la grille, une longue file de voitures attend l’ouverture du bloquage. Ils sont bien passés par cette route-là, eux. Bizarre non? “C’est que seulement certains véhicules particuliers peuvent passer jusqu’aux communautés…” Finalement, on appelle un responsable. Il nous menace: “Là, vous empêchez la mobilité des gens. On pourrait vous envoyer au poste de police si vous n’évacuez pas.” Et quelques minutes plus tard, la police débarque. Fusils en mains. Ils ne prêtent même pas attention aux musiciens qui jouent dans les bus, afin de calmer la faim.

Un policier argumente: “Vous dans vos resguardos (territoires autonomes) vous contrôlez les entrées et les sorties. Là-bas, vous avez le droit absolu sur le territoire, c’est le vôtre. Ici, c’est la même chose pour nous. » Ca a le mérite d’être clair : dans ce pays, les entreprises ont des resguardos… Merci pour l’info, c’est bon à savoir. De l’autre côté de la grille, un bus de la communauté avec 36 personnes est lui aussi bloqué. “Avant on pouvait passer librement sur cette route. Mais vous êtes arrivés et maintenant vous nous interdisez l’accès à nos propres communautés! Vous contrôlez sur notre propre territoire!” s’exclame le compagnon de Ríos Vivos avec rage et indignation.

Bon, y’a plus de doute: ils ne veulent pas nous laisser accéder au site du barrage. Parce que nous sommes une communauté suspecte, pour les luttes que nous menons. Parce qu’on est avec un compagnon de Ríos Vivos. Parce que sur ce territoire, c’est Epm qui décide. “De l’autre côté, on voit clairement les dommages que cause le barrage. Ils ne veulent pas que vous voyez ça” confirme le compagnon d’ici.

Le soir tombe, ils faut qu’on fasse demi-tour par le ferry, escortés par la police. On reviendra. Parce que nous savons que nous n’avons pas à demander la permission à EPM, mais à la Madre Tierra.


Malgré tout, reste une douleur dans l’âme. Gorges serrés. On n’a plus de temps d’aller à la rencontre de celles et ceux qui nous attendent avec impatience, la communauté de Puerto Valdivia qui résiste face à Hydroituango. Il nous faudrait se lancer dans un autre périple de 5 heures de plus, et ce n’est pas possible. De retour à la plateforme du ferry. La police nous surveille. Le ferry nous ramène sur l’autre rive. Fin d’après-midi. On s’éloigne petit à petit. Au bord de cette flaque absurde, on voit arriver trois pêcheurs avec leurs cannes à pêche. Ils vont attraper ce qu’ils peuvent. Ce qu’il reste. Tenter de dégoter un reste de joie oublié là. Continuer de dialoguer avec l’eau.

Sur le chemin du retour, la discussion s’anime. “C’est une chose d’entendre parler du barrage, et c’en est une autre de le voir de ses propres yeux, dit un libérateur. Sans ça, on tombe dans le panneau. Là où vit ma famille, entre Belalcazar et San Andres, ils veulent faire un barrage. La famille pensait vendre la terre. Maintenant je ne vais plus le permettre.” “C’est ce qu’il va arriver si on les laisse faire le barrage dans la rivière du Palo”.

On se dirige de nouveau vers Medellín, après avoir enregistré un message pour les compagnons qui nous attendaient avec les casseroles pleines. C’est un salut fraternel qu’on aimerait leur envoyer, pour leur dire qu’on est arrivés jusqu’ici aujourd’hui, mais qu’on reviendra. Et qu’on continuera de lutter pour un territoire libre, pour une Terre libérée.

Pour vivre libres et joyeux avec les fleuves.

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